Auberge de la Belle Ernestine
Aux alentours de 1840, face au chevet de l’église de Saint Jouin, en descendant vers Bruneval, Benoît Aubourg et sa femme Eugénie Modeste Orlia, tenaient une modeste auberge rurale.
Le patron, Benoît Aubourg, né à Fécamp, artiste de tempérament et de goût, s’était surtout appliqué à faire de son auberge, un petit musée personnel. Gravures, tableaux, et même quelques œuvres de peintres connus de l’époque, comme Isabey, ornaient la salle à manger. Benoît Aubourg était aussi sculpteur sur bois. Il avait réalisé sa propre bibliothèque ouvragée et une statue en bois d’une église de Fécamp lui était attribuée.
Sa femme, Eugénie Modeste Orlia, d’origine savoyarde ou piémontaise, était arrivée à Criquetot l’Esneval avec son père venu y prendre sa retraite. Le couple cabaretier-artiste-sculpteur Aubourg-Orlia, eut douze enfants. Ernestine Aubourg, l’aînée, vit le jour à Fécamp, le 21 février 1841. Plus tard, un des frères d’Ernestine, Edmond Aubourg, lui aussi artiste et homme d’esprit fit prospérer l’auberge des Vieux Plats à Gonneville la Mallet et lui donna sa réputation.
ERNESTINE AUBOURG, ALBERT BESNARD JEUNE PEINTRE,
ET LOUIS BESNARD LEUR ENFANT.
Vers 1870, Ernestine Aubourg, la trentaine, quittait l’étroite auberge de ses parents et s’installait dans une maison de bel et solide aspect, bâtie vers 1830 par un ancien capitaine de navire, presque un château à la façade ornée de silex noirs et blancs, avec un étage éclairé de cinq larges fenêtres sous une haute toiture. Sur la façade, Edmond de Rome a écrit « se poursuivent et s’entrelacent les lignes noires et scintillantes du silex du Pays de Caux, extrait des éboulis des falaises toutes proches et taillé à arrêtes vives et coupantes comme les bandes d’un damier ininterrompu. »
À l’époque où Ernestine Aubourg s’y installait pour tenter sa chance, c’est une grande et belle fille, alerte et vigoureuse, active et ingénieuse qui va sans autre aide, remettre de haut en bas la maison à neuf, repeindre plafonds et fenêtres et tapisser les murs.
Albert Besnard, un jeune peintre parisien encore inconnu venait avec pinceaux et palettes à la recherche de sites du littoral cauchoix parmi lesquels les falaises de Saint Jouin. Il fréquenta l’auberge et durant la Commune en 1871, il y séjourna plus longuement et y aménagea un atelier sous les pommiers de la cour. De leur rencontre et union éphémère, naquit un fils, Louis Besnard. Puis, se séparant, Ernestine éleva l’enfant et poursuivit son activité hôtelière à Saint Jouin. Quant au père, Albert Besnard, il poursuivit sa carrière de peintre à Paris, et connut alors la gloire. On lui doit les fresques de l’école de pharmacie de Paris, les plafonds de l’hôtel de ville, d’autres décorations à la Comédie française ainsi que des portraits. Malgré cette gloire, il subvint à l’éducation de l’enfant, lui transmettant son goût pour l’art ainsi que du talent.
1860-1914 :
LE RENDEZ-VOUS ESTIVAL DU TOUT-PARIS LITTÉRAIRE,
ARTISITIQUE ET THÉÂTRAL
Après la guerre de 1870, Étretat est la station balnéaire en vogue. Le tout Paris artistique et littéraire s’y retrouve : ce sont les peintres amateurs de sites pittoresques ; Gustave Courbet, Claude Monet, Jean-Baptiste Camille Corot, des compositeurs comme Offenbach, des romanciers comme les Dumas père et fils et bien sûr, un habitué des lieux : Guy de Maupassant. Loin du tumulte d’Étretat et de ses festivités, nombreux seront les estivants qui viendront se détendre chez la Belle Ernestine à Saint-Jouin, en mangeant à la bonne franquette, sous les pommiers de la cour, les « barbeaux » aux étraves dentelées et les tripettes de mouton, ou déjeuner dans les salles à manger meublées avec soin et aménagées en musée local. Ernestine Aubourg collectionnait les autographes, les écrits et illustrations signés de noms à la mode venus déjeuner dans son auberge renommée.
ALEXANDRE DUMAS DE PASSAGE À SAINT-JOUIN
« Nous étions invités à Saint-Jouin par Me Aubourg et sa fille connue dans tout le pays sous le nom de la Belle Ernestine. Or, le matin, en partant, nous avions envoyé un télégramme à Me Aubourg pour lui annoncer que nous dînerions chez elle et que nous serions dix personnes à dîner. Ce télégramme, indiquant le nombre déterminé de personnes, était d’absolue nécessité . En effet, la première chose qui nous frappa, quand nous arrivâmes, fut une triple pyramide de crevettes roses. Jamais de ma vie je n’avais vu tant de crevettes à la fois ; mais à la manière dont nos convives affamés les regardaient, je compris qu’il y en aurait tout juste pour manger en manière de hors d’œuvre ; et m’adressant à la Belle Ernestine : « Ma chère Ernestine, lui demandai-je, en avez-vous d’autres ? » Les bras lui tombèrent. « Qu’en voulez-vous faire bon Dieu ? » lui demanda-t-elle. « J’en veux faire des œufs brouillés ». Ernestine ouvrit de grands yeux ; la mère Aubourg nous regarda toute interdite. « Mais alors c’est vous qui les ferez ? » demanda Me Aubourg.
Je le crois bien ; seulement, ces dames vont ôter leurs gants et leurs jolis doigts vont séparer les queues de crevettes de leur corps. Elles mettront les queues sur une assiette et les corps sur une autre ». « Et que voulez-vous faire des corps ? » dit la mère Aubourg, « ça n’a que la queue de bonne, ces bétails-là ». « Mère Aubourg, apprenez à faire des œufs brouillés aux queues de crevettes, je vous jure que cela ne vous sera pas inutile dans votre commerce ». « Si vieux qu’on soit, répondit-elle, on apprend tous les jours quelque chose de nouveau ».
Pendant ce temps-là, Ernestine était allée chercher une quatrième pyramide. Ces dames ôtèrent leurs gants et pleines de confiance dans mon talent culinaires se mirent à tirer les queues de leur étui, mettant comme je leur avais recommandé les queues sur une assiette et les corps sur une autre. Au bout d’un quart d’heure, la pyramide avait complètement changé d’aspect. Ce qui devait faire sortir notre dîner de la ligne d’un dîner bourgeois, c’étaient donc nos fameux œufs brouillés aux queues de crevettes.
Offenbach écrira ce quatrain pour Ernestine Aubourg : » À vos yeux, Belle Ernestine, je devine, que vous voulez un autographe : le voilà…phe… »
ET AUSSI, LA REINE ISABELLE À SAINT-JOUIN
Chassée de Madrid par la révolution de 1869, elle villégiaturait à Étretat en septembre 1880 et arrivait un beau jour par le chemin du Moulin à vent dans un char espagnol aux panaches rouges et jaunes flottants au vent. Ce fut un bel émoi dans le pays et parmi le personnel de l’auberge. Seule, la patronne ne se troubla pas ; elle observa : « Si la reine d’Espagne est venue ici, ce n’est pas pour y voir ce qu’elle peut voir ailleurs ». Elle ne changea pas sa mise, ni son menu. « La reine aura des crevettes et des tripes ». La reine fut ravie. Ainsi, l’œil ouvert à tout, intérieurement absente et volontiers solitaire, Ernestine Aubourg vivait le plus souvent repliée sur elle-même et plutôt mélancolique en ses souvenirs. Se faisant joviale en public, elle mena son auberge comme sa vie, en décor extérieur sans se livrer vraiment, malgré la notoriété de son auberge qu’elle n’ignore pas. « Vous portez toujours du noir, madame Ernestine ? ». « Oui, je fais le deuil. ». Son intime pensée à son propre sujet reste pour elle seule.
La guerre 1914-1918 amena un nouvel afflux de visiteurs, Sainte-Adresse étant devenue le siège du gouvernement de la Belgique. Son fils, Louis Besnard devint maire de Saint-Jouin en 1912. Elle mourut simplement comme elle avait vécue le 17 août 1918, laissant la réputation et la notoriété quasi-légendaire à son auberge.
La célèbre auberge s’est éteinte avec Ernestine Aubourg, laissant une belle demeure cauchoise et sa cour plantée. Au jour d’aujourd’hui, l’auberge de la Belle Ernestine, propriété privée, a conservé toute son authenticité, tant de par son parc gardé dans son intégralité, que de par la bâtisse en elle-même.
Que les propriétaires successifs et actuels soient ici remerciés d’avoir eu la volonté de préserver ce patrimoine.